DOCERE

Étienne de La Boétie

« Mais, ô bon Dieu! que peut être cela? comment dirons-nous que cela s'appelle? quel malheur est celui-là? quel vice, ou plutôt quel malheureux vice? Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir; non pas être gourvernés, mais tyrannisés; n'ayant ni biens ni parents, femmes ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux! souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un camp barbare contre lequel il faudrait défendre son sang et sa vie devant, mais d'un seul; non pas d'un Hercule ni d'un Samson, mais d'un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et femelin de la nation; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore à grand peine au sable des tournois; non pas qui puisse par force commander hommes, mais tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette! Appellerons-nous cela lâcheté? »

— Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Flammarion, p. 110

« D'où a-t-il pris tant d'yeux, dont vous épie, si vous ne les lui baillez? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous? Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a-t-il, s'ils ne sont pas des vôtres? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous? Comment vous oserait-il courir sus , s'il n'avait intelligence avec vous? Que vous pourrait-il faire, si vous n'étiez receleur du larron qui vous pille, complices du meutrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes? »

— Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Flammarion, p. 116

« Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre. »

— Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Flammarion, p. 117

« Il n'est pas croyable comme le peuple, dès lors qu'il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de sa franchise, qu'il n'est pas possible qu'il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu'on dirait, à le voir, qu'il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. »

— Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Flammarion, p. 124

« Aisément les gens deviennent, sous les tyrans, lâches et efféminés. »

— Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Flammarion, p. 133

« Mais cette ruse de tyrans d'abêtir leurs sujets ne se peut pas connaître plus clairement par ce que Cyrus fit envers les Lydiens, après qu'il se fut emparé de Sardis, la maîtresse ville de Lydie, et qu'il eut pris à merci Crésus, ce tant riche roi, et l'eut amené quant et soi : on lui apporta nouvelles que les Sardains s'étaient révoltés; il les eut bientôt réduits sous sa main; mais, ne voulant pas ni mettre à sac une tant belle ville, ni être toujours en peine d'y tenir une armée pour la garder , il s'avisa d'un grand expédient pour s'en assurer : il y établit des bordeaux, des tavernes et jeux publics, et fit publier une ordonnance si bien de cette garnison que jamais depuis contre les Lydiens il ne fallut tirer un coup d'épée. Ces pauvres et misérables gens s'amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien que les Latins en ont tiré leur mot, et ce que nous appelons passe-temps, ils l'appellent 𝗟𝗨𝗗𝗜, comme s'ils voulaient dire 𝗟𝗬𝗗𝗜. Tous les tyrans n'ont pas ainsi déclaré exprès qu'ils voulsissent efféminer leurs gens; mais, pour vrai, ce que lui ordonna formellement et en effet, sous main ils l'ont pourchassé la plupart. »

— Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Flammarion, p. 136

« Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries, c'étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie. »

— Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Flammarion, p. 137

« Les tyrans faisaient largesse d'un quart de blé, d'un sestier de vin et d'un sesterce; et alors c'était pitié d'ouïr crier : Vive le roi! Les lourdauds ne s'avisaient pas qu'ils ne faisaient que recouvrer une partie du leur, et que celà même qu'ils recouvraient, le tyran ne leur eût pu donner, si devant il ne l'avait ôté à eux-mêmes. »

— Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Flammarion, p. 137

« Je ne dis pas un tas de larroneaux et essorillés, qui ne peuvent guère en une république faire mal ni bien, mais ceux qui sont tâchés d'une ardente ambition et d'une notable avarice, s'amassent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin, et être, sous le grand tyran tyranneaux eux-mêmes. »

— Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. Flammarion, p. 147